Or noir, mirages et rafales

Publié le par Pense-bête(s)

Puit de pétrole libyen« Je tiens avec peine le lourd fusil dont on m’a affublé dans la précipitation, à la chute d’un camarade sous les balles ennemies. Soulevé par d’immenses rafales de vent d’est, le sable de la dune pénètre dans mes narines, s’infiltre dans mes bottes, pilonne mon visage. Les balles sifflent et se fichent, étouffées, dans le flanc de la dune.

Je ferme les yeux un instant et me revois dix ans plus tôt, jouant à la guerre avec mes copains du village, mes cousins et mon frère, Afer. Nous nous servions de vieux morceaux de ferraille récupérés dans la décharge à ciel ouvert et installions nos quartiers généraux, postes avancés et tranchées dans les reliefs naturels de la colline. Nous passions des journées entières à donner et recevoir la mort, ne rêvant qu’à une chose : pouvoir un jour prendre vraiment les armes pour déloger de nos terres les étrangers qui pillaient sans vergogne le liquide noir, meurtrissaient la terre en creusant sans cesse de nouveaux puits autour du village et nous affamaient en nous spoliant de nos richesses.

Aujourd’hui, les puits ont beaucoup évolué, mais les chercheurs d’or restent les mêmes. Même si je sais aujourd’hui qui ils sont, je les considère toujours comme des étrangers. Mon engagement dans l’insurrection libyenne, qui date maintenant de près de deux mois, s’est fondé sur ces symboles de l’oppression que sont les puits à pétrole. Ils sont pour moi les totems de la vengeance de mon père, arrêté par le régime pour avoir protesté contre la confiscation des richesses naturelles et des emplois dans l’industrie pétrolière par les Kadhafa. Ils sont les emblèmes de ce système qui m’a enlevé mon frère à ses dix-huit ans pour le dissoudre dans ses infectes forces armées de la fausse révolution. Il faut reprendre tous les puits, un par un. Il faut que je retrouve Afer.

De puits en puits, de dune en dune, de ville en ville, je guette la cicatrice si caractéristique qui scinde sa joue droite en deux depuis ses huit ans. Une « blessure de guerre », comme on la désignait à l’époque pour éviter les remontrances de notre mère, qui nous avait pourtant interdit de poursuivre ces jeux guerriers sans intérêt. Lors de l’un des nos raids imaginaires, il était tombé sur un rocher, et en avait à jamais gardé la marque. Suivant le flot inarrêtable de la progression révolutionnaire, je le cherche partout où nous passons, espérant secrètement qu’il a pu s’extraire des griffes des Kadhafi pour rejoindre la rébellion.

Soudain, un camarade me secoue vivement l’épaule. Il ne faut pas que je reste là, je risque de me faire toucher. Au pied de la dune, cachés dans les installations du puits de pétrole, des guerriers kadhafistes nous canardent dans un dernier sursaut de désespoir. Ils n’ont aucune chance : nous sommes deux fois plus qu’eux, même si nous ne sommes pas tous armés. Mais ils sont dangereux car, comme nous, ils sont prêts à se battre jusqu’au bout. Le vent se fait de plus en plus violent, brouillant notre champ de vision et mêlant balles perdues et grains de sable dans un même maelström épileptique.

Il est temps pour moi d’assumer mon engagement. Jusque-là, en raison de mon jeune âge, je n’ai fait qu’aider les guerriers de l’insurrection, soigner les blessés ou organiser l’intendance. Mais quand Ahmed est tombé, mon nom est arrivé en tête de la funeste liste d’attente : j’ai récupéré son fusil. Au moment où je lève mon bras pour ajuster mon viseur, je crois entendre Afer à côté de moi qui me corrige : « Non, pas comme ça ! Avance ta main gauche, et monte ton coude ! ». Même avec des morceaux de fer, il tenait toujours à ce que je vise correctement. Je tourne légèrement la tête, et aperçoit son petit rictus mêlant mépris et fierté, sa barbe naissante, sa cicatrice.

Je me ressaisis et sa silhouette disparaît. En contrebas, un homme risque une sortie pour rejoindre des baraquements situés à une dizaine de mètres. Son pas semble incertain. Mon pouls s’accélère. J’ajuste mon viseur. « Allez, Tarek, vas-y, tire ! » : mon camarade ne tient plus. Je dois montrer que je suis un homme. La gâchette attire mon doigt. L’homme s’effondre avec un râle à peine audible dans l’agitation des éléments et des hommes. A côté de moi, je voit le visage d’Afer me sourire : il est fier. Une rafale de sable et l’illusion disparaît. Je suis seul.

Un quart d’heure plus tard, tous nos ennemis ont mordu la poussière. Non sans précautions, nous descendons triomphalement la dune pour prendre possession du puits. Le corps de la première victime de mon entrée dans le monde des hommes gît sur le sol, en proie au déchaînement de rafales toujours plus puissantes qui menacent de l’ensabler.

Je m’approche de lui : ma volonté est impuissante à me retenir. Il est sur le dos, la tête rejetée en arrière, comme s’il eut voulu regarder le plus haut possible dans le ciel. Ma balle semble s’être fichée quelque part dans son ventre. Je tremble alors que mon regard se porte lentement vers son visage. La cicatrice est toujours la même. Pas de doute possible. Elle divise parfaitement sa joue droite en deux triangles identiques.

« Afer, arrête de faire le mort ». Il adorait nous faire peur en restant le plus longtemps possible immobile dans des positions macabres. « Afer, c’est bon, relève toi ! ». Il ne bouge pas d’un pouce : pas même un frémissement de cil. Il a décidément bien progressé dans sa comédie funeste.

 Je me ressaisis. Je ferme les yeux pour chasser ce nouveau mirage. Vivement que je le retrouve pour que cela cesse enfin. Mais quand j’ouvre à nouveau les yeux, la cicatrice est toujours là. »

 

Le Pandiculateur

Publié dans Fragments littéraires

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