L'Amphithéâtre profané

Publié le par pense-bete.over-blog.fr

 

L’atmosphère est studieuse, l’attention entièrement suspendue à cette voix qui retentit pour prodiguer la Leçon; car le cours ex cathedra, rituel quasi sacré,  exige la concentration de l’élève en ce temple qu’est l’amphithéâtre. Le professeur toise ses élèves, aréopage un peu impersonnel dont il doit présupposer l’assiduité pour ne pas  sacrifier son enseignement sur l’autel des apparences. Il regarde l’assemblée avec franchise, et la masse animée au r ythme de sa messe en est la contrepartie toute aussi franche. Il en est bien certains qui rêvassent… Nous, élèves, restons humains. Mais en dehors de certaines barrières physiologiques et psychologique (fatigue, doutes en ses capacités...), se dresse aujourd’hui un nouvel écran entre le Savoir et son récipient. Dressé verticalement, il reconfigure le lieu et instaure certaines frontières.

L’ordinateur portable transmue la symphonie : la voix du professeur ne déploie plus son volume dans un espace vierge, mais elle est sous tendue par le cliquetisimagescale1.jpeg   incessant de ces touches que l’on enfonce, elle est rythmée, bien vite altérée, par cette ponctuation sonore. Le cours est plus vite retranscrit dira-t-on. Mais l’élève ne voit plus sa marque dans la monotonie d’une police bien différente des variations libres de ce que fut son écriture. Si le martèlement perpétuel des doigts sur le clavier pourrait rappeler qu’il faut travailler, récolter cet or qu’on nous délivre sans en perdre une feuille, il semble plutôt qu’il détourne de l’objectif. Notre regard est mobilisé par ce son  dont nous voulons vérifier la provenance.


Et qu’apercevons nous, se détachant dans un scintillement ostentatoire ? C’est l’Ecran, portail happant le spectateur vers d’autres dimensions. La vie privée entre avec fracas dans l’institution, l’effacerait presque. Alors qu’auparavant c’était à l’aide de son im agination que  s’échappait pour un instant l’élève,  ou de quelques mots glissés à un voisin dans l’état fébrile de celui qui sait qu’il dérange, désormais, en toute impunité, en toute discrétion et sans effort, il vagabonde dans la sphère numérique et communique avec n’importe qui : l’autre bout de l’amphithéâtre ou l’autre bout du monde.


A cause de l’Ordinateur, l’élève  s'enfonce plus encore dans l'hypocrisie : son égarement n’est plus visible.  Il tape, et le professeur volontairement naïf se rassure : « c’est mon cours » ; il tape : c’est en fait un courriel a son voisin 3 rangs devant ; il manipule : « c’est pour vérifier des éléments du cours » ; il manipule, mais c’est pour voir les différentes photographies de ses dernières soirées… Le professeur lui-même ne perçoit plus ses étudiants courbés sagement sur leur table, mais des statues droites en partie cachées par d’étranges monolithes. Et voilà la révérence traditionnelle supplantée par une double effronterie verticale.


 Les fenêtres disparaissent et reparaissent dans une danse effrénée qui sans arrêt attire l’œil des voisins, tentation supplémentaire pour sombrer hors de la concentration et du Savoir. Les sièges de l’amphithéâtre, bien alignés qu’ils sont, servent à ce simulacre d’ordre : la vérité est qu’une majorité dans les rangs a déserté depuis longtemps, celle qui soupire avec les ventilateurs de ces véhicules buissonniers surmenés.


Même l’élève attentif, fidèle adepte du stylo et du papier, ne peut échapper à cette transmutation de l’espace. Un peu contre sa volonté, son regard est séduit par la chaude lumière des machines qui ronronnent sous les caresses de leurs maitres : il est appelé à scruter ce qu’il n’a jamais désiré voir… L’écran est une scène où se joue un spectacle sans cesse renouvelé. Il est aussi miroir reflétant l’envers du théâtre : son possesseur et les personnes derrières lui peuvent à présent contempler ce qui leur était dissimulé. L’ordinateur qui subtilise l’étudiant au professeur vole aussi son espace ! Avant projeté vers l’avant, le regard de l’élève maintenant se perd en arrière ; alors qu’il voyait le dos de camarades et la face du Savoir, il voit à présent la face de ceux-ci et tourne le dos à Celui-là.

Cette pièce comi-tragique se jouant sous le regard d’un professeur délaissé génère un cercle vicieux en ce que chacun sait  que l’ordinateur permettra de récupérer ce cours que l’on a choisi de ne pas vivre, grâce à l’échange de sa transcription informatique…

 

Alors que l’amphithéâtre devrait être un lieu d’échange et de rencontre  avec la réalité, une réalité que nous chargerions de toujours plus de sens, il est perverti par la technique qui consacre  une nouvelle entité en même temps qu’elle la condamne : l’Elève virtuel.

 

 

L'Anachorète

Publié dans Société

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